Père Matta El-Maskine - AUTOBIOGRAPHIE
Une biographie complétée par
divers documents
et témoignages
Copyrights
- Droits d'auteur réservés à:
Monastère de Saint Macaire Le
Grand © en Egypte.
2006
Le Père Matta el Maskine a écrit
cette autobiographie en 1978, à la demande d’un étudiant qui
préparait une maîtrise en philologie à propos d’un de ses
livres.
Le Père Matta avait toutefois
demandé de ne pas publier cette autobiographie de son
vivant.
Dans la présente édition, elle
est complétée par divers autres documents et témoignages.
Sur le siteweb, ils sont mis entre crochets ou placés pour les plus longs en bas de texte dans deux
annexes.
***
Monastère
de Saint Macaire le Grand en Egypte
Table des matières:
I.
La vie familiale et professionnelle
L’enfance
(1919 - 1929)
Une
mère exemplaire qui ne cessait pas de prier
Apparition
des saints pèlerins
Écolier
Avec
les étudiants (1935 - 1944)
Premiers
contacts avec les Écoles du dimanche (1940 – 1943)
Une
expérience douloureuse du fanatisme confessionnel
Une
conduite exemplaire devant les non chrétiens
Formation
intellectuelle
Succès
professionnel (1944 - 1948)
Évolution
spirituelle intérieure
II.
La vie monastique
En
chemin vers la vie monastique (1948)
Entrée
dans la vie monastique
Expérience
monastique
Première
épreuve monastique
Conception
servile de l’obéissance
L’épreuve
La
vie monastique telle que je l’ai expérimentée
Vers
le Deir es-Sourian (mars 1951)
Premiers
contacts après une solitude complète
Dans
la grotte, près de Deir es-Sourian
Vicaire
patriarcal à Alexandrie (mars 1954 – mai 1955)
Place
de l'Annexe 1 - témoignages
Le
retour au Deir Anba Samuel (20 juillet 1956)
Le
second départ de Deir Anba Samuel (27 juillet 1960)
Au
Caire
Le
même métropolite nous donne sa bénédiction
Au
Wadi Rayyan (11 août 1960 – 9 mai 1969)
Activité
littéraire
Lettre
du patriarche Cyrille VI, dans laquelle il ne fait aucun
cas de la prétendue sanction portée contre le Père Matta
el Maskine
Tentatives
de réconciliation de la part du patriarche
Place
de l'Annexe 2 - témoignages
Au
monastère de St-Macaire (9 mai 1969)
(Fin de l'autobiographie)
Le
rôle conciliateur du Père Matta el Maskine au cours de la
crise d’avril 1980
Les
événements de septembre 1981
Épilogue
*
* * *
*
La vie familiale et
professionnelle
L’enfance
(1919 - 1929)
C’est la première fois que
j’écris quelque chose sur ma propre vie.
Je suis né le 20 septembre 1919
d’une famille nombreuse, de condition modeste, aimant les
études. J’ai eu cinq frères diplômés de l’université, l’aîné
en 1933, le plus jeune en 1955.
J’étais un enfant silencieux. Dès
l’âge de quatre ans, j’avais conscience de moi-même. Sans
poser de questions, j’essayais de tout apprendre par
moi-même. Dès mon enfance, j’observais et j’évaluais les
comportements des autres.
Le plus étonnant de mes souvenirs
est qu’à l’âge de dix ans, je méditais sur la vie, me
plaçant au-dessus des événements quotidiens et des soucis de
la famille. Aux problèmes de la vie je trouvais des
solutions qui me satisfaisaient et me convainquaient.
J’étais choqué par la conduite des plus grands que moi,
quand ils se comportaient de façon inconvenante, mais je ne
disais rien et ne manifestais pas ma désapprobation.
Plus tard, j’ai
vécu à Alexandrie avec mon frère aîné Naguib. Ma mère est
morte en 1934, à la suite d’une maladie longue et
éprouvante.
Une mère exemplaire qui ne
cessait pas de prier
Ma mère était d’une piété
incroyable. Avant de tomber malade, elle entrait souvent
dans une chambre séparée, et je m’attachais à ses vêtements
avec insistance pour qu’elle me permette d’y entrer avec
elle. Elle passait des heures à prier en restant debout et
en se prosternant. Elle ne cessait de se prosterner des
centaines de fois. J’essayais de faire de même pour l’imiter
et, chose étonnante, je ressentais cela comme une nécessité
: tant que ma mère se prosternait, je devais faire de même ;
mais mes forces me trahissaient et je m’arrêtais à la
regarder en silence pendant qu’elle se prosternait et se
relevait sans répit, comme une sakyeh, pendant des
heures, tenant en main sa croix et son chapelet. Qu’est ce
que la prière ? Cela m’intriguait ; mais à chaque fois, je
ressentais un désir ardent de participer à la prière de ma
mère. Je l’observais attentivement, attendant qu’elle entre
dans cette chambre, et mon cœur sautait de joie quand elle
me permettait d’y entrer avec elle, et quand je commençais à
me prosterner.
Ma mère est morte en 1934 –
l’année de mon départ pour Alexandrie –suite à une maladie
accablante, une hémiplégie qui a duré sept longues années,
au cours desquelles nous la servions. Durant ces années,
elle ne cessait de prier. Elle se réveillait à minuit pour
prier, en restant assise, car elle ne pouvait ni se lever ni
bouger, ni même prononcer d’autres paroles que celle-ci, la
plus sainte qu’ait connue la langue humaine : Kyrie
eleisson ! Elle la répétait lentement, des centaines
de fois à chacune des sept heures de prière du jour et de la
nuit. Elle ne se plaignait jamais, ni ne murmurait. Nous la
vénérions beaucoup et nous avions confiance en ses prières,
que nous demandions avec insistance, surtout au moment des
examens. Elle empreignait la famille de piété et d’esprit de
prière.
Un jour mon père est retourné à
la maison à minuit. Il travaillait de nuit (comme employé
des chemins de fer) et revenait à minuit pour dormir. Quant
à elle, elle se réveillait à minuit pour prier les Matines
dans son lit. Son chapelet lui tombait parfois des mains, en
faisant un bruit insolite, qui réveillait mon père au moment
où il commençait à s’endormir. Une fois, il se leva pour lui
intimer de dormir, mais il vit la croix qui était dans ses
mains toute lumineuse. Effrayé, il ne lui dit rien. Le
matin, il nous appela pour nous dire : «Votre mère, que
personne ne lui dise rien de contrariant. Laissez-la prier
comme elle veut». Et il lui consacra une chambre séparée
pour qu’elle puisse prier à volonté. Dès ce moment, il fut
saisi par la crainte de Dieu ; il acheta une agpeya (un
Horologion) et commença lui aussi à dire les prières des
heures, comme les jeunes des Écoles du dimanche. Cela se
passait en 1928 ou 1929.
Apparition des saints
pèlerins
C’était une nuit d’hiver. Mon
père était au travail, et toute la famille dormait. J’avais
sept ans, car la même année on m’a pris en photo avec à côté
de moi une pancarte portant la date : 1926. Peu après
minuit, je me suis levé ; ma sœur aînée était à côté de moi.
Je vis dans la salle, autour de la table, trois hommes ayant
de longues barbes, portant des tuniques rouges telles que je
n’en ai jamais vues. Ils parlaient ensemble et avaient
devant eux de la nourriture (du pain et du fromage) et une
bougie allumée. Or, nous n’employions jamais de bougies et
je n’en avais jamais vu. J’ai essayé de réveiller ma sœur,
mais elle m’a grondé en disant qu’elle ne voyait rien. Et
comme j’insistais beaucoup, elle s’est levée et les a vus ;
mais elle dit : «Ce sont des amis de papa» et elle se
rendormit. En vain j’essayais de la convaincre d’aller avec
moi vers eux, mais elle me réprimanda. Je suis resté assis à
les observer, tout joyeux et stupéfait. Eux aussi me
regardaient. Au bout d’une heure j’ai été vaincu par le
sommeil, mais à la pointe du jour, je réveillais ma mère et
mes frères et ils virent de fait les restes du pain et du
fromage et des bouts de bougies. Ils furent stupéfaits de
l’histoire, surtout que nous n’avions point de bougies à la
maison. Et pour la première fois j’entendis ma mère dire que
ce sont “les saints pèlerins”, et que c’est une grande
bénédiction pour notre maison qu’ils la visitent, car nous
étions pauvres.
Qui étaient ces “pèlerins” ? Leur
vision à cet âge m’avait rempli de crainte révérencielle.
J’en étais très impressionné, mais je n’en disais rien. J’y
réfléchissais de toute mon âme, de toute mon intelligence et
de toute ma sensibilité. Était-ce bien parce que nous étions
pauvres – comme disait maman – qu’ils sont venus et ont pris
de notre pain et de notre fromage pour bénir notre maison ?
Mais pourquoi personne d’autre que moi ne les a vus ?
Étais-je différent de mes autres frères ? M’était-il demandé
quelque chose ? Cet événement a augmenté la profondeur de ma
prière. Depuis ce jour jusqu’à l’heure présente, je ne puis
prier sans fermer les yeux et verser des larmes, ne
serait-ce que pour une simple prière avant le repas.
Écolier
J’étais un enfant privé de tout
superflu, ou disons des plaisirs de l’enfance. Je n’ai
jamais reçu d’étrennes, ni rien de ce dont jouissent les
autres enfants : jouets, beaux habits, friandises. Et
cependant, je n’ai jamais eu un sentiment de privation ;
j’étais satisfait de mon sort et je n’en désirais pas
d’autre. À l’école, je passais mes récréations seul, tandis
que les autres enfants allaient à la cantine pour acheter
des sandwichs et des douceurs. Le standard de vie des
familles qui envoyaient leurs enfants à l’école
gouvernementale de Mansourah était fort élevé. Lorsque mes
camarades m’offraient de ce qu’ils avaient, je n’en prenais
pas, et je me souvenais avec compassion de mon père pauvre,
en étant bien résolu de vivre cette pauvreté et de m’en
satisfaire.
Il est étonnant que ce sentiment
d’une pauvreté volontairement acceptée se greffait petit à
petit dans mon for intérieur sur le sentiment que j’avais en
entrant avec ma mère dans sa chambre de prière. Je sentais
que la prière s’accommodait bien d’une vie de privation
acceptée, et que ce sentiment de privation ne devenait
acceptable, voire désirable, que grâce à ce que l’on ressent
en entrant dans la chambre de prière.
Une autre chose étonnante encore
était le lien que je faisais entre ce que, d’une part,
j’entendais ma mère dire des centaines de fois dans sa
prière : «Accepte-moi en rançon pour mes enfants. Que le mal
ne les touche pas. Que je sois leur rançon», et de l’autre,
les corvées auxquelles me soumettaient mes frères ; ces
corvées je les acceptais de bon cœur, sans me plaindre, car
j’étais pénétré de la prière de ma mère : «Que je sois leur
rançon»!
Avec
les étudiants (1935 - 1944)
Mon père a été transféré de
Mansourah à Suez, puis à Menouf. À mon retour d’Alexandrie,
à la fin de mes études préparatoires, je suis entré à
l’école secondaire de Shebin el Kom, et parce que mon père
était employé des chemins de fer, on m’a donné un abonnement
gratuit en seconde classe. Chaque matin je partais donc dans
un compartiment de seconde classe pour Shebin el Kom et j’en
retournais en fin de journée. C’est alors que ma
personnalité commença à se manifester au milieu des autres
étudiants. Dès que je m’asseyais dans un compartiment, le
matin à l’aller ou le soir au retour, les étudiants qui
étaient sur le train se divisaient en deux groupes : ceux
qui blaguaient, chahutaient, courraient et faisaient du
tapage, et ceux qui se serraient autour de moi dans le
compartiment, pour écouter ma conversation sous forme de
questions et de réponses. Les étudiants trouvaient en moi
une aide inépuisable pour répondre aux questions qui les
préoccupaient dans tous les domaines. Et comme je n’aime pas
ergoter ni me faire valoir dans la discussion, ceux qui
aiment cela ne trouvaient avec moi aucune occasion de le
faire. C’est ainsi que je suis resté pendant deux ans l’ami
et le conseiller fidèle des étudiants, et peut-être un
exemple discret de conduite et d’ouverture.
J’avais la confiance de mes
professeurs à l’école secondaire et plus tard à
l’université. Et j’étais l’ami de tous les étudiants, en
particulier de ceux qui étaient motivés politiquement. Ils
trouvaient en moi un conseiller fiable, parfois même un
meneur ou un pionnier. J’ai aidé dans leurs thèses de
maîtrise et de doctorat les répétiteurs qui m’enseignaient.
Je faisais cela avec une humilité et une simplicité qui les
encourageaient à profiter de moi sans en éprouver de gêne.
Je découvrais que je dépassais les autres étudiants par la
profondeur de ma réflexion et par la perception du côté
caché des vérités. Je ne sais pas comment je suis arrivé à
cela. Bien que mes lectures fussent peu nombreuses, ma
faculté d’observation était profonde et intuitive et me
découvrait l’intérieur des réalités.
Premiers contacts avec les Écoles du
dimanche (1940 – 1943)
Alors que j’habitais au Caire
dans le quartier de Manial el Roda (vers 1940 - 1943), mes
pas m’ont conduit une fois vers l’église de Guizah, pour y
rencontrer un de mes camarades (Awad Basilios, actuellement
pharmacien à Alexandrie). À son domicile on m’a dit qu’il
était à cette église pour assister à une réunion de prière.
J’y suis allé et j’y ai assisté à cette réunion de prière. A
la fin de celle-ci, ils m’ont demandé de prier. C’était la
première fois qu’il m’était demandé de prier au milieu de
l’église ; mais sans hésiter, je me suis mis à prier avec
enthousiasme, car lorsque je prie, je suis sincère avec
moi-même et je me sens en présence de Dieu. Après la prière,
j’ai été étonné de voir le groupe m’entourer. C’était
l’élite des jeunes universitaires, accoutumés depuis
longtemps à la prière et à la prédication. Quant à moi,
c’était la première fois que je priais en public et que
j’entendais parler du service de la Parole. Ils me
demandaient mon nom et qui j’étais et qu’est ce qui m’avait
fait venir à l’église. Je compris que ma prière les avait
touchés. Ils me demandèrent une parole d’exhortation. J’en
fus surpris, car ils n’avaient pas besoin d’être exhortés,
mais je compris qu’ils voulaient me découvrir et je me suis
exécuté selon leur désir.
[À ce propos il convient de
mentionner la relation spéciale entre le Père Matta el
Maskine et trois autres de ses compagnons des Écoles du
dimanche. Ils furent les quatre premiers jeunes
universitaires qui décidèrent en 1948 de consacrer leur vie
au Seigneur : Saad Aziz (Anba Samuel), Youssef Iskandar (le
Père Matta el Maskine), Zarif Abd Allah (le Père Boulos
Boulos, curé à Damanhour) et Wahib Zaki (le Père Salib
Sourial, curé de Guizah). Ils veillaient et priaient
ensemble dans la maison de Saad Aziz, comme l’a mentionné le
Père Matta el Maskine à l’occasion de la mort d’Anba Samuel
: «Sa maison était le lieu favori de nos rencontres. S’y
rassemblaient les jeunes les plus fervents qu’ait connus
cette génération. On s’y réunissait pour des veillées
spirituelles qui se prolongeaient dans la prière jusqu’au
matin. C’est dans sa maison que s’est répandu sur nous tous
l’Esprit de consécration ; le Seigneur nous a appelés à son
service et chacun de nous a suivi sa vocation propre» (Revue
St-Marc, octobre 1981, p. 3).]
J’ai trouvé dans les relations
religieuses ce que je n’ai pas trouvé dans la politique : un
groupe avec lequel j’ai pu parler – en toute simplicité –
des questions spirituelles. Mais j’ai ressenti, ou plutôt
ils m’ont fait ressentir qu’en profondeur je les dépassais
au plan spirituel, intellectuel et même biblique.
Une expérience douloureuse
du fanatisme confessionnel
Je reçus un grand choc, un soir
où nous étions réunis dans la maison de Saad Aziz à Guizah
(devenu plus tard Anba Samuel). Au cours de cette réunion
amicale, un des participants souleva une question sur nos
relations avec les protestants. Un responsable des Écoles du
dimanche répondit de façon à faire comprendre que nous ne
devions pas avoir de relations avec eux. Je me suis mis à me
demander pourquoi. La discussion évolua et aboutit à la
réponse suivante (l’intervenant était feu l’ingénieur Yassa
Hanna, directeur à la compagnie Marconi de TSF) : “Nous ne
devons tendre la main qu’à ceux qui partagent nos
convictions”. J’ai protesté en disant que cela mène à
l’isolement et que ce n’est pas conforme à l’Évangile. Puis
à mon tour j’ai posé une question embarrassante mais
décisive : les protestants et les catholiques entreront-ils
au Royaume ? Le président de l’assemblée – Zarif Abd Allah –
se saisit de cette question et demanda à chacun d’y répondre
à son tour. Il y avait là une vingtaine de jeunes. La
réponse unanime était que de toute évidence ni les
protestants ni les catholiques n’entreront au Royaume.
Autrement quelle serait la valeur de l’orthodoxie ? Je
réalisai alors que j’étais en présence d’une catastrophe à
la fois religieuse, civile et sociale. Mais à partir de ce
sondage, je commençai à comprendre les réalités qui
m’entouraient.
Le monde a souffert du conflit
entre les confessions religieuses de la même façon qu’il a
souffert du conflit entre les partis politiques, et je ne
m’éloignerais pas beaucoup de la vérité en disant que
l’origine du conflit religieux confessionnel est politique.
L’Égypte, de façon particulière a souffert de ces deux
sortes de conflits et elle continue à en souffrir.
C’est l’obscurantisme et
l’étroitesse d’esprit. C’est le repliement sur soi-même dans
un horizon subjectif et une vision étroite des choses.
C’est l’isolement qui nous a été
imposé, à nous les orthodoxes d’Égypte, depuis le concile de
Chalcédoine (451), par un blocus culturel et linguistique
qui a entravé tout développement. Depuis Chalcédoine, nous
avons perdu, nous les orthodoxes d’Égypte, toutes nos
relations avec le monde extérieur. Nous avons perdu notre
connaissance du grec, langue de la théologie, de la
philosophie et de la science. Et avec elle, nous avons perdu
l’approfondissement de notre passé et la possibilité de nous
développer dans l’avenir. Nous avons laissé perdre notre
héritage patristique. Puis, nous nous sommes imposé par nos
propres mains cet isolement, et à chaque fois que Dieu a
voulu nous faire sortir de cette impasse, nous avons scellé
cet isolement par notre fanatisme, en raison de la peur, de
la solitude et de l’isolement confessionnel. Deux cents ans
après Chalcédoine, l’invasion arabe et l’entrée de l’Islam
sont venus aggraver cet isolement en nous faisant perdre une
seconde langue, le copte, notre langue maternelle. Un ordre
d’un calife imposa de couper la langue à quiconque parlerait
le copte, et c’est ainsi que notre langue a été coupée, sans
amputation, et que le copte a disparu, cette langue de notre
nation et de notre première civilisation. Les coptes se sont
réveillés ayant oublié leur langue originale. Aussi, tous
les manuscrits écrits en grec et en copte qui, par centaines
de milliers, remplissaient les bibliothèques des maisons,
des églises et des monastères, se sont trouvés dépourvus de
valeur, de sens et d’influence. Semblables à la pierre de
Rosette, ils durent attendre qu’on vienne les traduire à
leurs propres enfants, et c’est pourquoi ceux-ci les
vendaient avec indifférence aux trafiquants et aux voleurs
de manuscrits.
À partir du septième siècle
jusqu’aujourd’hui, les coptes sont parvenus au comble de la
faiblesse. Ne t’étonne donc pas, cher lecteur, si tu entends
dire que nous sommes des fanatiques. Ce sont l’isolement, la
peur et l’ignorance qui nous ont imposé ce malheureux
fanatisme intellectuel et dogmatique. Ce fanatisme – qui
n’est en réalité que l’effet de l’obscurantisme et de
l’étroitesse d’esprit – s’est emparé de nous jusqu’à régir
toutes nos relations.
Depuis cette soirée décisive où
nous étions réunis dans la maison de Saad Aziz, j’ai
commencé à prendre conscience de la gravité de cette
attitude fanatique. C’était l’élite de la jeunesse qui, sur
tous les plans, commençait à progresser, surtout au plan
religieux, une jeunesse qui recommençait à fréquenter
l’église, après l’avoir désertée pendant des centaines
d’années, mais, hélas, elle avait le plus grand besoin qu’on
la fasse sortir d’elle-même et qu’on lui éclaire le chemin
de la liberté de l’Esprit, le chemin du Christ.
Mes relations avec ces jeunes
commencèrent à devenir prudentes, car ce que j’enseignais
différait de ce qu’ils enseignaient, sans que pour cela je
ne trahisse aucune des vérités de la foi. Mais j’ai dû en
faire les frais. Car la convivialité avec ceux dont la
doctrine diffère de la nôtre exige une grande ouverture de
cœur et d’esprit. Et d’où viendrait cette ouverture, alors
que chacun est prisonnier de lui-même, de son école et de la
mentalité du dirigeant du mouvement religieux auquel il
adhère ? Il se meut donc sur deux trajectoires qui lui sont
imposées : la première par sa famille, pour réussir ses
examens, et la seconde par le dirigeant du mouvement, ou
comme on l’appelle, le responsable des Écoles du
dimanche, pour assurer son salut (orthodoxe).
Je compris que, de ce point de
vue, il n’y avait pas de différence entre science, politique
et religion. Chacun de ces domaines a besoin d’un dirigeant
très honnête, très ouvert et très libre, comme aussi d’un
disciple qui ne vende pas son intelligence à tout venant, et
qui ne suive pas le troupeau pour entrer indifféremment dans
n’importe quelle bergerie. Le pire que j’ai expérimenté ou
observé dans ces années de jeunesse, était de voir comment
le dirigeant (qu’il soit professeur, chef religieux ou
responsable des Écoles du dimanche) impose ses propres idées
à ceux qui le suivent, au point de les assujettir ; et
comment les jeunes, avec enthousiasme, fidélité et
confiance, vendent naïvement leur intelligence et leur
personne à ceux qui ne sont pas dignes de cette confiance.
Au fil des ans, les jeunes de cette génération découvrent
qu’on les a abusés et qu’ils ont suivi des personnes
incapables qui leur ont fait faire fausse route et les ont
privés d’une vision saine de la vie. Tel est le malheur de
notre génération.
Détail
d'une icône du Christ
Une
conduite exemplaire devant les non chrétiens
J’avais bonne réputation dans le
quartier de Manial er Roda où j’habitais. La propriétaire de
l’immeuble (qui habitait le quatrième étage, tandis que
j’habitais le troisième) parlait à ses voisins de ma
conduite et de mes mœurs, et cela me valait leur respect. De
fait, j’étais attentif à bien me comporter, car les
étudiants avaient la pire des réputations dans ce quartier.
Tous les soirs, entre 4h00 et
5h30, j’allais marcher sur les bords du Nil. Je contemplais
ce fleuve puissant, majestueux, qui sans cesse, se
renouvelle sans être consommé par le temps. Je m’arrêtais au
milieu du pont Abbas et je retrouvais les mêmes sentiments
que j’avais à Mansourah, à l’âge de sept ans : le passé
prenait forme devant moi, comme une réalité toujours
actuelle, puis subitement l’écart temporel s’évanouissait de
ma conscience, et je sentais mon être se dilater ; avec
force, il sondait les profondeurs des temps anciens ; il les
pénétrait et les assimilait. Je me complaisais dans ce
sentiment délicieux et enivrant, comme si j’étais hors de
mon époque et de ma génération. Le sentiment d’être étranger
s’emparait de moi et mes larmes coulaient. Puis, d’un pas
rapide, je retournais vers ma maison, comme pour me défaire
de ce ravissement auquel je m’étais livré et qui menaçait de
m’engloutir. C’était comme si je m’étais abreuvé de l’esprit
des anciens.
Un jour, je n’étais pas sorti.
Étendu sur mon lit, j’entendais à travers les persiennes
fermées de la fenêtre, la conversation de la propriétaire
(une musulmane) avec ses voisins de l’immeuble d’à côté. Ils
parlaient de ma conduite et disaient comment je n’ai jamais
été inconvenant envers mes voisins. (C’étaient des turcs
musulmans et leur fils était répétiteur à la Faculté
d’Agriculture). Comme ils demandaient pourquoi j’étais si
différent des autres étudiants, la propriétaire leur dit :
«C’est parce qu’il est chrétien». J’ai été ému de cette
réponse et j’ai perçu la valeur du témoignage qu’une bonne
conduite rend au Christ. Cela me remplit de bonheur et de
consolation, car je ne me suis jamais permis de comportement
inconvenant : Je ne me sentais privé de rien, et je ne
pouvais contrevenir à ma conscience. Elle était fermement
attachée au Seigneur, en toute fidélité et sincérité.
Mes compagnons d’étude avaient
d’excellentes relations avec moi. Je les aimais tous, je les
respectais, et dans les limites de la décence, je ne
refusais pas de participer à leur rire et à leurs
plaisanteries. Ils me respectaient beaucoup, et devant moi
ils se gardaient de parler de façon impudique.
J’étais indistinctement l’ami des
musulmans et des chrétiens. Cela était connu dans toute la
faculté et me valait l’estime de tous. Toutefois, mon amitié
et ma sympathie pour les musulmans déconcertaient les
chrétiens, comme si elles pouvaient leur faire du tort. Je
m’en étonnais et leur expliquais avec ardeur que le
sentiment chrétien authentique doit être un sentiment
d’humanité avant tout autre chose.
Toutefois Je devais faire effort
pour surmonter les obstacles qui me séparaient des
musulmans, obstacles hérités de longue date de part et
d’autre. Mais je découvrais, jour après jour, que ces
obstacles étaient artificiels, sans raison ni aucun
fondement naturel ni ethnique. Ce sont plutôt la réticence
des chrétiens, leur esprit de ghetto et le caractère secret
de leur vie et de leurs pratiques religieuses qui provoquent
chez les musulmans le sentiment qu’ils leur sont étrangers.
Et ce sentiment peut provoquer une tendance à les
persécuter, selon l’adage bien vérifié en l’occurrence :
tout fuyard suscite un poursuivant.
D’autre part, je ressentais que
la doctrine chrétienne de la rémission par le sang du
Christ, offert en victime permanente, suscite dans le
subconscient musulman une espèce de sentiment de privation,
du fait qu’ils n’ont pas chez eux un tel moyen puissant et
efficace. Avec le temps, ce sentiment de privation se change
en une tendance à la provocation et à l’agressivité. Tout
cela se passe dans le subconscient et nous n’en voyons que
ce qui émerge à la surface, sous forme de jalousie et
d’oppression. Toutefois, à bien y réfléchir, nous découvrons
que nous en sommes nous-mêmes la cause. Ils n’en sont pas
blâmables et nous n’avons pas à leur rendre – par sottise et
étroitesse d’esprit – haine pour haine, ni à persévérer dans
l’isolement et le secret. Dans la mesure où nous nous
approchons d’eux, ils perdent leur tendance à nous
poursuivre, et dans la mesure où nous leur découvrons notre
foi et notre doctrine – sans avoir l’intention de les
convertir – ils admettent avec bienveillance notre proximité
et ils tolèrent notre foi.
Cette question est devenue une de
celles qui ont le plus préoccupé mon esprit, après que je
sois devenu moine, responsable et père spirituel. J’ai écrit
un article sur le fanatisme religieux1,
un livre sur le comportement du chrétien dans la société2,
et un autre sur les relations entre les chrétiens et l’État3.
Formation
intellectuelle
Je n’ai rien étudié d’autre que
la chimie et la pharmacologie. Je n’ai jamais eu la chance
d’avoir entre les mains un livre de littérature ou de
philosophie, quelque étonnant que cela puisse paraître à qui
me connaît. Notre maison était très pauvre ; mes frères ont
tous étudié dans des facultés techniques et je ne les ai
jamais entendu parler d’un écrivain moderne ni d’un
philosophe. Bien que je fusse très avide de connaître la
littérature et la philosophie, mes moyens matériels ne me le
permettaient pas. Ce que je recevais de mon père pour vivre
au Caire, payer le loyer, acheter mes livres et ma
nourriture ne dépassait pas 5 L.E. par mois, entre 1938 et
1943 (à part, bien sûr, les frais de l’Université). Je
n’avais pas un sou de plus.
Quand j’ai commencé à travailler
dans les hôpitaux après avoir terminé mes études, je ne
recevais que 12 L.E par mois (c’était en temps de guerre et
j’étais réquisitionné). Cela suffisait à peine à payer mon
logement et ma nourriture. Lorsque plus tard j’ai eu à
monter et à diriger une pharmacie à Damanhour, pour lire, je
n’avais pas une minute de libre. Et lorsque j’ai quitté le
monde pour entrer au Deir Anba Samuel, ce monastère était
dépourvu de bibliothèque ; il ne s’y trouvait aucun livre,
pas même une revue ancienne ou nouvelle, pas la moindre
trace de science religieuse ou profane.
Succès
professionnel (1944 - 1948)
Après avoir terminé mon temps de
réquisition, je suis retourné à Alexandrie pour travailler à
la Grande Pharmacie du Dr Abd Allah, à Manchiet, puis j’ai
ouvert ma propre pharmacie à Damanhour. Elle eut beaucoup de
succès.
Toutefois ma nostalgie de la
liberté en Dieu augmentait. En vain avais-je essayé de la
trouver dans les domaines de la science, de la politique et
de la religion. Mais où trouver cette liberté dans un monde
asservi, dans notre Égypte surtout ? La science y est
entravée par le fanatisme et l’oppression, la politique y
est soumise aux idoles humaines qui subjuguent le peuple, au
point que celui-ci s’y est accoutumé et s’est pris à les
adorer ; la religion y est mise sous tutelle, et l’Évangile
y est enchaîné et relégué dans un coin de l’Église. Celle-ci
le lie et le délie à volonté, et elle le couvre du
revêtement qu’elle désire, pour qu’il soit orthodoxe,
catholique ou protestant.
Mon aspiration vers Dieu et mon
amour pour lui augmentaient de plus en plus. Chaque soir,
après avoir terminé mon travail à la pharmacie, je
retournais à ma maison de Damanhour vers onze heures du
soir. Je me mettais en prière et dans son entier je priais
l’agpeya, l’office des Heures. De mes larmes je
mouillais mon lit. «Où te trouver, Seigneur ? Je t’ai
cherché partout et nulle part je ne t’ai trouvé : ni dans la
science, ni dans la politique, ni dans le fanatisme des
chefs religieux, ni dans l’argent qui a commencé à remplir
mon coffre. Où te trouver ? » Cette question était l’objet
de ma prière et de mes larmes, le jour pendant le travail,
et la nuit pendant la prière.
Cette période a été la plus
délicate et la plus décisive de ma vie. Une perception
profonde et féconde de Dieu, de la vérité, de la liberté et
de l'amour se levait dans mon cœur, en réponse à ma prière
et à mes larmes. Je commençais à ressentir qu’une puissance
supérieure à ma propre volonté était à l’œuvre à l’intérieur
de mon être.
Je demandais avec insistance à
Dieu de faciliter mon exode hors du monde, pour vivre libre
de tout être humain, ou plutôt pour vivre pleinement ma
liberté en Dieu, ou plus encore, pour vivre en Dieu. Une
telle démarche était incroyable à mes yeux et aux yeux de
tous mes parents et amis. J’étais arrivé à un tel succès
dans mon travail que les autres pharmacies de la ville
devaient faire grand cas de la mienne. Quand je l’ai achetée
(après une fermeture qui a duré quatre ans, parce que son
propriétaire n’était pas pharmacien), elle occupait, en fait
de capacité d’achats et de ventes, la dernière place parmi
les six pharmacies de la ville, mais au bout d’une année,
elle était devenue la seconde. De plus, elle jouissait d’une
réputation d’honnêteté et de précision. Et moi-même je
passais pour un homme sociable qui aime les gens et en est
aimé ; au point que les jours de foire, on pouvait remarquer
que les villageois des alentours de Damanhour se
rassemblaient autour de ma pharmacie. Ne sachant pas mon
nom, ils m’appelaient “le Copte”. De plus, les principales
personnalités de la ville commençaient à venir chaque soir
dans ma pharmacie pour prendre un moment de détente. Ils en
devenaient les habitués : le chef de la police de la ville
et son adjoint, les hauts fonctionnaires de la municipalité.
Fait plus curieux (et cela est significatif de ce que j’ai
écrit sur ma conception de Dieu et mes relations avec les
musulmans), le chef des Frères musulmans était mon ami
déclaré. Un jour il y eut une émeute de fanatiques, suscitée
par les voyous de la ville (Damanhour était une ville de
fanatiques). Et le chef des Frères musulmans apprit que, sur
l’instigation des propriétaires des autres pharmacies et de
quelques personnalités musulmanes, on projetait de saccager
ma pharmacie. Cet homme s’assit à la porte de ma pharmacie
durant toute cette journée, sans rien me faire savoir. Et
j’ai été stupéfait, quand l’émeute s’est approchée de chez
moi, de voir cet homme se poster au milieu de la porte et
leur faire signe de passer. Ils s’arrêtèrent, très
hésitants, puis s’en allèrent. Et finalement j’ai appris
l’affaire. Le fils de ce chef des Frères musulmans est
devenu le chef de la police au Wadi Natroun en 1976, alors
que j’étais moine au monastère de Saint Macaire. Il vint me
faire visite, me fit savoir qui il était et me rappela
l’affection que son père me portait. Ce dernier est
actuellement chef adjoint à la Sécurité nationale.
De même mes relations avec ma
famille et mes amis étaient joviales et n’avaient rien qui
puisse faire prévoir que je quitterais le monde. Tout cela
rendait très ardu pour moi et pour les autres le fait de
vendre ma pharmacie et de partir. Il m’a fallu rencontrer
chaque jour des centaines de personnes qui venaient
spécialement pour me convaincre de changer d’avis. Parmi eux
se trouvaient notamment les fonctionnaires de la
municipalité, car je leur accordais des prêts de 10 à 20
L.E. pour les dépanner dans leurs difficultés, surtout au
moment de la rentrée scolaire, et ils les remboursaient par
versements mensuels sans intérêt. La plupart étaient
musulmans, et ils étaient les plus émus de ma décision de
partir et essayaient par tous les moyens de m’en dissuader.
Évolution
spirituelle intérieure
Depuis mon enfance, quand j’avais
quatre ans, j’ai ressenti des aspirations spirituelles qui
venaient du plus profond de moi-même. Je me sentais étranger
à mes frères et à mes amis, comme si j’étais d’un autre
monde, au point que ma famille le remarquait. Dans les
réunions de prière familiale, on me demandait – alors que
j’étais encore enfant – de commencer et de terminer la
prière. Je ne refusais pas de le faire, car je sentais que
je me comportais avec naturel. Jusqu’à présent, je n’essaye
pas de feindre l’humilité en refusant de prier ou de donner
mon avis dans les questions spirituelles. Je considère que
l’humilité véritable consiste à paraître tel qu’on est en
vérité.
Devenu jeune homme, je désirais
vivement lire l’Évangile et acquérir la connaissance
spirituelle. Je lisais sans recourir à personne, et
finalement je découvris que ma connaissance de l’Écriture
Sainte et ma perception de Dieu et des vérités de la foi
étaient devenues supérieures à celles des autres personnes
avec qui je dialoguais. Cela se manifestait aussi quand je
répondais à leurs questions, ou quand on me demandait de
prêcher. Je n’ai jamais enseigné dans les Écoles du
dimanche, bien que, pendant ma jeunesse, j’ai été l’ami de
tous les responsables. Leur méthode me semblait stérile et
les moyens qu’ils employaient dans l’enseignement de la
religion artificiels, copiés sur ceux de l’enseignement
profane. Je persiste à ne pas admettre cette méthode.
Les aspirations spirituelles ne
cessaient de se développer dans les profondeurs de mon être.
Ma perception de la vie éternelle gagnait en profondeur
jusqu’à me mettre devant un choix inéluctable : soit rester
dans le monde pour acheter, vendre, m’enrichir et fonder une
famille, soit m’élancer vers Dieu, pour l’aimer, le
connaître, me réjouir en Lui et croître sans entrave. Tous
les obstacles – et ils étaient immenses et redoutables – ne
purent me retenir et je partis pour le monastère. J’étais de
ma génération le premier jeune universitaire à s’engager
dans la vie monastique. Cette démarche eut lieu en mai 1948.
La
vie monastique
En chemin vers la vie
monastique (1948)
Cette décision prise dans mon for
intérieur, je mettais un terme de six mois pour la mettre à
exécution. Je demandais au Seigneur de me libérer sans trop
de dommages, car j’avais de fortes sommes en dépôt chez
diverses personnes. Dieu me fit miséricorde et, exactement
au temps fixé, je trouvai toutes les circonstances
favorables. Je m’élançai, laissant derrière moi ma maison
avec le mobilier, mes livres, mes habits et mes valises.
Tout l’argent, je l’avais distribué. Je quittai Damanhour à
dix heures du soir, n’ayant sur moi que 2 L.E. pour les
frais de transport jusqu’au monastère.
Ce fut un exode au vrai sens du
mot. J’étais comme un oiseau s’élançant avec joie dans les
hauteurs, sans être entravé par sa pesanteur. Déployant ses
ailes, il se sent porté par une force supérieure. De
là-haut, il voit toutes les choses petites, très petites,
plus petites que ses propres ailes. Apercevant celles-ci, il
est plein de fierté de se sentir libre et de voir le monde
entier s’enfuir sous son regard :
- L’argent, ce maître
puissant qui asservit toutes les facultés mentales,
affectives et corporelles de l’homme, perdait toute
considération à mes yeux. Il était comme un géant immense
qui disparaissait subitement de ma pensée et de ma vie et
cessait d’exister !
- La tendance sexuelle qui
recouvre comme un grand filet l’existence de l’homme, de
sorte que celui-ci ne puisse s’en échapper. Et lorsqu’elle
s’intensifie, elle arrive à former une courroie imaginaire
qui prend l’homme au cou et le traîne contre sa volonté
jusqu’à le jeter aux pieds d’une femme qui le conduira
comme elle voudra par les rênes de l’amour. Telle serait
la loi de la vie. Y contribuent les séductions qui
subjuguent la volonté, l’entendement, la sagesse et le
reste. C’est comme la séduction qu’une belle pomme exerce
sur un enfant, ou comme celle d’une belle rose s’offrant à
la main qui veut la cueillir.
Oui, telle est la sagesse du
Créateur dans tout ce qu’Il a créé. Si la pomme n’était pas
mangée, ses pépins ne seraient pas essaimés sur la terre et
de nouveaux pommiers ne pousseraient pas pour les enfants de
demain. C’est pourquoi Dieu a parfumé les fleurs de sorte
que leur fragrance soit irrésistible à l’homme. Il a donné à
la pomme des couleurs qui séduisent les plus indifférents.
Il a embelli les oiseaux aux yeux des oiseaux, l’être humain
aux yeux de son semblable, pour que la vie continue sur
terre tant que Dieu le voudra. Je saisissais bien tout cela,
et je percevais la visée interne de la pomme et de la fleur,
tout comme celle de la femme. Je n’y voyais que le désir de
subsister sur terre. Et moi, dans les profondeurs de mon
être, j’avais le sentiment de durer éternellement pour une
vie qui n’est pas de cette terre, ni sur cette terre, une
vie qui a aussi sa beauté fascinante et sa séduction.
Celle-ci s’était emparée de ma volonté et avait triomphé de
ma retenue et de ma patience. Ayant déployé mes ailes et
m’étant élancé vers les hauteurs, je m’étais échappé
secrètement de ce filet et j’avais dégagé mon cou de sa
prise.
Je n’ai jamais abandonné la
science profane. Plus je m’élevais et m’efforçais de planer
dans les hautes sphères de la vérité supérieure, la vérité
absolue de Dieu, par l’Esprit, loin de tout ce qui est
terrestre et temporel, plus la terre resplendissait devant
moi d’une lumière ineffable, les vérités de la science
m’apparaissaient plus vraies, et la création plus digne et
plus glorieuse, dans sa faiblesse même comme dans sa force.
Toutes les faiblesses que j’avais méprisées auparavant dans
l’humanité, tant au niveau de sa pensée, de sa conduite ou
de sa foi, je les assumais maintenant et je les portais sur
mes ailes, pour m’envoler, portant la faiblesse de toute la
création, dans les hautes sphères de la liberté de l’Esprit,
sans en être alourdi ni accablé, comme je l’avais été
auparavant. J’étais, moi, cette faiblesse même, cette
incapacité, cette insignifiance, cette étroitesse, cet
aveuglement et toute déficience, mais je volais et je
continuais à voler en assumant tout cela, car dans la
nouvelle existence ouverte devant moi, dans les hautes
sphères de la vérité et de la lumière, sous l’attirance de
l’amour divin, il n’y a ni poids ni considération pour la
faiblesse et pour quelque déficience que ce soit. La
faiblesse de l’humanité n’a de poids et ne devient
accablante qu’en l’absence de l’amour divin, c’est-à-dire en
l’absence de la réalité suprême !
Entrée dans la vie
monastique
Je suis parti pour le monastère,
avec une force et des sentiments que je ne saurais exprimer.
La vie monastique n’était pas pour moi un but en soi. Mon
but était plutôt de me libérer des hommes et de tout ce qui
attache les hommes à la poussière de la terre, jusqu’à les
ensevelir sous cette même poussière. J’aimais pourtant
beaucoup les hommes, comme je l’ai dit, et les hommes
jusqu’à ce moment m’aimaient et me poursuivaient partout où
je me trouvais. C’était là d’ailleurs une des principales
entraves dans ma vie et dans ma marche vers la liberté, vers
la libération intérieure. J’ai adopté la vie monastique
comme celle où je pourrai le mieux vivre ma liberté avec
Dieu et me libérer de moi-même et de tout ce qui m’attache à
la terre, à travers les hommes.
Je suis donc parti pour le
monastère, croyant que là-bas j’atteindrais finalement le
grand désir de ma vie, et je ne me doutais pas que je
l’avais déjà atteint avant de mettre les pieds au monastère.
Expérience
monastique
Dès le premier jour de ma vie au
monastère, j’ai expérimenté avec force, simplicité et
profondeur la vie avec Dieu dans l’hésychia. Durant les
trois premières années, je passais la nuit entière en
prière. Je ne pouvais pas dormir, car mon cœur battait très
fort, avec une délectation d’amour et de joie que ne
connaissent que les amoureux. (Je n’ai pas expérimenté
l’amour de la femme, et m’y suis refusé délibérément). Si je
m’endormais, je me réveillais vite. Aussi le sommeil se
limitait-il aux moments d’épuisement, où je ne pouvais rien
faire que me livrer à lui, vaincu par la fatigue.
J’ai aimé Dieu d’un amour sans
égal, d’un amour secret qui jaillissait de tout mon être, de
façon consciente et authentique. Je prenais pour émules les
plus célèbres des Pères de l’Ancien Testament et du Nouveau.
J’ai vécu spirituellement en leur compagnie, et je suis sûr
que ma relation avec eux a été plus profonde, plus intense
et plus réelle que si j’avais été leur contemporain. J’ai
vécu avec Adam. J’ai ressenti les divers courants qui le
tiraillaient dans ses relations avec Dieu, Ève et le démon.
J’ai perçu la portée de sa chute, non comme une expérience
qui m’était extérieure, mais dans mon for intérieur. Du fond
de mon être je suis entré en relation avec Adam. J’ai
également vécu longtemps, bien longtemps, avec Abraham, à un
tel degré que je le sentais proche de moi. J’ai ressenti la
foi de ce géant spirituel et j’y ai participé. Il en fut de
même avec chaque personnalité de la Bible. Ma contemplation
de chacune durait entre une semaine et trois mois. Parvenu
au Nouveau Testament, un jour où je contemplais la Vierge
Marie – c’était pendant le temps de Noël – et que je
l’accompagnais dans son excursion rapide vers Elisabeth, ma
perception spirituelle s’ouvrit subitement, et depuis ce
moment (1949), ma contemplation débouche dans une sorte de
vision mentale.
Première épreuve
monastique
Dès mon entrée au monastère j’ai
rencontré une dure épreuve pour l’idéal de vie que je venais
d’atteindre. Ce fut pour moi une épreuve des plus dures au
niveau de la charité. Dès ce moment et jusqu’à présent, la
vie monastique n’a plus été qu’une suite d’épreuves et de
purifications de ce à quoi j’étais parvenu avant de
m’engager dans cette vie.
Conception
servile de l’obéissance
À cette époque (au milieu du
siècle passé), la vie monastique chez les jeunes comme chez
les anciens était conçue comme un assujettissement aveugle
aux hommes, sans la contrepartie divine qui reflète le passé
rayonnant du monachisme en fait de liberté spirituelle. La
vie monastique se réduisait à une sorte de soumission
servile aux supérieurs, en s’astreignant à suivre leurs
principes, à respecter leurs tendances personnelles (même
non évangéliques) et à obéir à leurs ordres arbitraires,
selon l’adage traditionnel : «Le monachisme est obéissance».
Cette sentence est exacte ; c’est une vérité indiscutable.
Toutefois l’origine de l’obéissance monastique était de se
soumettre à un Père spirituel expérimenté, lui-même docile à
Dieu. De la sorte, l’obéissance conduit à la liberté. Pour
moi, l’obéissance devait se déployer dans les limites de
l’Évangile et de la vérité, sans nuire à ma liberté dans la
prière et l’activité spirituelle.
L’épreuve
Dès le début de mon temps de
probation monastique chez le supérieur du monastère (qui
habitait au Caire), j’ai été heurté par sa tentative de me
garder au Caire auprès de lui. Il me convoquait souvent pour
me faire voir aux gens de toute condition, hommes et femmes.
Il désirait me garder avec lui pour l’aider dans son
ministère, de sorte que nous n’allions au monastère
qu’occasionnellement, pour en recevoir seulement sa
bénédiction. J’ai refusé fermement, disant que je désirais
être consacré au monastère, pour vivre au monastère, sans en
descendre. Ce fut l’origine d’une tension qui plus tard a
augmenté. Mais de mon côté, c’était pour conserver
l’intégrité de ma vie monastique et par fidélité à la vérité
et au Christ même. Le temps en a montré le bien fondé.
La vie monastique
telle que je l’ai expérimentée
Le plus grand apport spirituel
que j’ai reçu de la vie monastique a été la connaissance
minutieuse et détaillée de l’Ancien et du Nouveau Testament.
J’ai vécu avec toutes les personnalités de la Bible, dans la
prière et une méditation profonde et clairvoyante. J’ai
pénétré le secret de leur vive relation au Seigneur. Cela a
été pour moi une source à laquelle je m’abreuvais chaque
jour, et je me pénétrais de connaissance, de vérité et de
lumière, sans en avoir jamais assez. De la sorte, mes
connaissances spirituelles se fondaient sur les relations
vivantes que Dieu a eues avec l’humanité. Mon amour de Dieu
dans la personne du Seigneur Jésus augmentait sans limites,
et par cet amour, j’ai pénétré les mystères du Christ, je me
suis approché intimement de la vérité que je recherchais et
à laquelle j’aspirais. J’ai perçu et entendu, par l’esprit
et par l’intellect, la réponse à toutes mes interrogations.
Je n’avais pas de Père spirituel
proche de moi. Le supérieur du monastère (Deir Anba Samuel)
vivait au Caire et n’a visité le monastère qu’une fois dans
sa vie, avant que je n’y entre. Je n’avais pas non plus de
compagnon avec qui je puisse trouver de consolation : tous
les moines du monastère étaient illettrés, et le seul jeune
entré avec moi – le Père Macary – était parti pour se
joindre à un autre monastère (le Deir es-Sourian), où il
devint prêtre, puis fut consacré évêque sous le nom de Anba
Samuel et vécut au Caire le reste de ses jours.
Vers
le Deir es-Sourian (mars 1951)
J’ai vécu dans mon premier
monastère (le Deir Anba Samuel, près de Beni Suef) près de
trois années, qui furent un temps de plénitude. J’y ai écrit
mon premier livre La vie de prière orthodoxe4.
À cause d’une maladie aux yeux,
je suis descendu du monastère (à l’initiative de feu
l’archidiacre Ragheb Moftah). Mon Père spirituel,
l’higoumène Mina qui vivait seul au Caire, dans son église
du Vieux Caire, m’a demandé de le rencontrer pour nous
réconcilier, car il m’avait enjoint de quitter le monastère
pour me joindre au Deir es-Sourian et j’avais refusé. Nous
nous sommes rencontrés et réconciliés. Sous son conseil et
avec sa recommandation, j’ai été visiter les monastères du
Wadi Natroun. À mon entrée au Deir es-Sourian, l’évêque
supérieur du monastère me prit et me consacra prêtre (le 19
mars, fête de la Sainte Croix) sous le nom de Matta el
Maskine (nom d’un saint du VIIIe siècle,
fondateur de monastère à Assouan), pour me distinguer d’un
autre moine qui portait le nom de Matta.
Premiers contacts
après une solitude complète
Lorsque je descendis de mon
monastère, après y avoir passé trois ans et que je me
trouvais de passage au Caire, en chemin vers Deir
es-Sourian, je découvris dans mes entretiens avec diverses
personnalités, que mes perceptions spirituelles et ma
compréhension de la Bible étaient devenues d’un tout autre
ordre et d’une autre profondeur. J’essayais de limiter mes
contacts, pour ne pas faire parler de moi.
Arrivé au Deir es-Sourian, je ne
pus me faire à la vie en communauté, car elle était
formaliste et ne pouvait convenir à quelqu’un qui désirait
s’élancer librement dans l’adoration en esprit et en vérité.
(Il n’y avait pas encore au monastère de Père spirituel
capable de guider la vie communautaire au profit de la vie
spirituelle).
[Il demanda alors et reçut la
permission de l’évêque supérieur du monastère de vivre en
ermite dans une grotte].
Je sortis donc et me creusai de
mes propres mains une grotte à 40 minutes de marche du
monastère. C’était le désert à perte de vue. Je suffisais à
mes besoins et n’allais au monastère que tous les deux mois
pour recevoir la communion.
[Avant qu’il ne se creuse une
grotte, il a été l’hôte de l’ermite éthiopien Abd el Messih
el Habashi, qui le reçut dans sa grotte pour deux semaines,
en attendant qu’il se creuse sa propre grotte. Durant cette
période, le P. Matta le servait et apprenait de lui comment
vivre en ermite.]
Dans
la grotte, près de Deir es-Sourian
Cette période est venue parfaire
ma première vie monastique. Dans la solitude absolue, mon
âme se sentait libre des hautes murailles et de leur fausse
sécurité. Durant les nuits de pleine lune, les loups
venaient visiter ma grotte. Ils cognaient à ma porte et
jouaient devant la grotte toute la nuit. Une hyène est
descendue une fois dans la vallée et s’est mise à rôder
autour de la grotte. Et les serpents vivaient des restes de
ma nourriture. Tout cela m’a rendu proche de la création et
a élargi l’horizon de ma contemplation. J’aimais ces
créatures et elles ne m’ont jamais nui.
Ma pensée devenait de plus en
plus pénétrante. J’ai perçu la relation de Dieu au monde.
J’ai senti ce qu’est l’éternité, l’absence du temps. J’ai
respiré l’Esprit de Dieu et j’ai goûté une joie indicible.
J’ai compris le sens de l’unicité de Dieu, de sa simplicité,
de sa toute-puissance, de son ubiquité (qu’il existe partout
en même temps) et de son aséité (qu’il existe nécessairement
par lui-même), vérités qui sont parmi les plus profondes de
la théologie. Je les ai vécues et ressenties. J’en ai acquis
la certitude plus que celle de ma propre existence ou de
l’existence du monde. Car la vérité de Dieu n’est pas
fragmentaire. Si une des qualités de Dieu se manifeste à
l’esprit humain – non par la réflexion, mais par la
clairvoyance qui est elle-même pénétration réelle et
expérimentale de la vérité – c’est un signe que l’esprit
humain a commencé à s’ouvrir peu à peu à la connaissance de
Dieu en soi. Je dis bien peu à peu et non par
parties, car l’ambition de progresser par parties
dans la connaissance de Dieu en lui-même est capable de
paralyser toutes les facultés de contemplation, tant de
l’esprit que de l’intellect, et de jeter l’homme dans le
trouble, la confusion et le doute.
Je passais toute la nuit à
veiller en méditant. Toute nouvelle étincelle de vérité que
je percevais enflammait mon esprit et ravivait toutes mes
facultés. Je me levais alors et je priais intensément. Je me
prosternais et rendais grâce avec larmes, en confessant ne
pas être digne d’en recevoir plus. Mais ma crainte d’aller
plus avant dans la connaissance des mystères de Dieu
devenait elle-même le signal qui m’en ouvrait l’accès.
J’admirais la parole de S. Paul : «Je préfère donc bien
volontiers me glorifier de mes faiblesses, afin que la
puissance du Christ habite en moi, … car lorsque je suis
faible, c'est alors que je suis fort» (2Co12, 9-10).
C’est l’un des paradoxes de la
connaissance de la Vérité. Elle se fonde sur des principes
radicalement différents de ceux de la connaissance des
choses du monde qui nous entoure.
J’observais toutefois
minutieusement l’office canonique des Heures du jour et de
la nuit, selon la Agpeya (l’Horologion). J’en ai
appris tous les psaumes par cœur, et ils m’ont été d’un
grand secours pour empêcher ma méditation de tarir et ma
ferveur de se refroidir.
Malgré ma solitude complète – je
ne voyais aucun être humain et ne parlais à personne – je me
sentais toutefois en communion avec le monde entier, avec
toute la création, et je participais à sa relation au
Créateur. Sans aucun effort de ma part, je me trouvais en
train de méditer sur la providence de Dieu, sur sa
dispensation envers la création et sur les lois qui la
fondent. Petit à petit, je découvrais les différentes sortes
de lois qui régissent la création et lui conservent
l’existence.
De la sorte, ma prière et ma
contemplation étaient enrichies par la vision de ce monde,
de ses lois et de ses mystères. Je découvrais ainsi des
vérités vraiment étonnantes et captivantes. Nous les vivons,
nous les employons et nous en jouissons, sans nous rendre
compte qu’elles existent, et sans en percevoir l’origine.
Elles sont toutefois à la base de la vie du monde et de sa
relation avec Dieu.
Quand j’habitais la grotte, il
était interdit à tout moine de s’approcher de mon
habitation. Ma relation avec les moines a toujours été basée
sur le respect de la liberté personnelle, et j’ai été strict
sur ce point. Le supérieur me respectait et par conséquent
les autres moines, mes confrères, me respectaient aussi.
J’ai commencé mon expérience (à
Deir es-Sourian) par l’isolement et l’éloignement de mes
confrères, et cela a engendré chez d’aucuns une certaine
défiance. Comme je persévérais dans l’éloignement et la
solitude, je devenais, bien malgré moi, différent des
autres, à cause de mon amour de la solitude et de la
contemplation et parce que je fuyais les dignités
ecclésiastiques. Mais dans la mesure où je m’éloignais et où
j’évitais d’avoir des contacts et de rencontrer les
supérieurs, je devenais un pôle d’attraction et nombreux
étaient ceux qui courraient après moi, souvent par
curiosité. Il y en eut même qui m’obligèrent à les accepter
comme moines, dans le monastère où je me trouvais.
[Un jour, un jeune homme frappa à
la porte de sa grotte. Le Père Matta le reconnut
immédiatement, car ce jeune lui avait fait visite plusieurs
fois pour demander sa direction spirituelle, en 1948, alors
qu’il se trouvait encore au Caire chez le Père Mina el
Baramoussy. Ce jeune n’était autre que Nazir Gayyed (le
futur Shenouda III). Il demanda avec insistance au Père
Matta de ne pas l’empêcher de venir de temps en temps
solliciter sa direction spirituelle, car le Père Matta ne
permettait strictement à personne de lui faire visite. Par
exception, sur l’insistance de l’évêque supérieur du
monastère (Anba Theophilos) qui lui envoya une lettre en ce
sens, il accepta. Le jeune Nazir lui demandait instamment de
prier pour que le Seigneur l’accepte dans la vie monastique.
Cela se réalisa en 1954. Devenu moine, il continua à suivre
la direction spirituelle du Père Matta el Maskine pendant
près de deux ans.]
Vicaire patriarcal à
Alexandrie
(mars
1954 – mai 1955)
Après avoir passé trois ans de
solitude dans la grotte, j’ai été appelé à me rendre à
Alexandrie en 1954, pour remplir la charge de vicaire du
patriarche Youssab II. Comme je refusais, le patriarche
insista et l’évêque de Deir es-Sourian vint en personne à la
grotte pour me convaincre d’accepter. Après un second refus
de ma part, le patriarche et l’évêque insistèrent tellement
que, par pudeur, je ne pus continuer à refuser. Je sentais
que Dieu allait me soutenir et que rien ne pourrait me
nuire, que je sois dans ma grotte ou à Alexandrie.
Dès mon entrée en fonction, j’ai
travaillé de façon méthodique et planifiée à remettre de
l’ordre dans les affaires du patriarcat qui étaient en
mauvais état. Les dettes montaient à 5 000 L.E. et le
personnel n’avait pas reçu de traitement depuis trois mois.
Il était indispensable
d’enregistrer les revenus et de pourvoir aux dépenses. J’ai
donc mis en place un système de registres, dont les pages
étaient dûment tamponnées au Ministère de l’Intérieur. Pour
la première fois en Égypte, j’ai assigné aux prêtres un
traitement stable. Ce traitement était fort élevé pour
l’époque. Il commençait par 25 L.E. (en ce temps, un
universitaire ne touchait au début que 12 L.E.), avec une
augmentation annuelle à effet rétroactif, de sorte que le
plus ancien des prêtres touchait 55 L.E.
J’ai désigné dans chaque paroisse
des personnes responsables d’enregistrer les rentrées des
célébrations. Les ressources augmentèrent rapidement en
sorte que toutes les dettes furent remboursées en l’espace
de trois mois. Mais cela manifesta que certains prêtres
empochaient auparavant plus de 300 L.E. par mois !
Commença alors une campagne des
prêtres pour se débarrasser de moi à tout prix. Ils firent
plusieurs tentatives auprès du patriarche et employèrent à
cette fin le secrétaire du Maglis Melli.
J’avais commencé à organiser
l’action pastorale, et j’avais fait ordonner prêtres deux
jeunes universitaires (les Pères Mina Iskandar et Youhanna
Henein), et cela avait encore augmenté la défiance des
autres prêtres. Ils travaillaient donc par tous les moyens à
se débarrasser de moi. Et finalement, avec l’aide de deux
métropolites, ils parvinrent à convaincre le patriarche de
désigner un autre vicaire que moi.
Cette mesure souleva le
mécontentement général du peuple et des autres membres du
Maglis Melli. Avec l’aide du ministre de
l’approvisionnement, Guendy Abdel Malek, seul ministre
copte, ils parvinrent en peu de temps à démettre le
patriarche de ses fonctions et à l’exiler au Deir el
Moharraq.
Puis le Maglis Melli me fit
adresser une lettre du comité tripartite qui tenait la place
du patriarche, accompagnée d’un message du ministre de
l’Intérieur m’enjoignant de reprendre mes fonctions à
Alexandrie. Quant à moi, je m’étais vivement réjoui de me
retrouver dans ma grotte. Je savais par ailleurs que les
prêtres ne cesseraient pas leurs intrigues si je retournais
parmi eux, et je ne me sentais pas plus fort qu’Akhnaton
(que les prêtres païens attaquèrent quand il proclama le
culte du dieu unique). Le peuple, par contre, était très
mécontent de ma démission. Je préférai donc rester éloigné
plutôt que de susciter d’interminables querelles.
Mon activité à Alexandrie qui a
duré un an et deux mois a laissé diverses réalisations : la
réforme de l’administration et de l’organisation du
patriarcat, le renouveau pastoral et spirituel, et
l’inauguration du service social. Pour celui-ci, j’ai fondé
un bureau au patriarcat et lui ai affecté un prêtre instruit
(ingénieur, diplômé de la faculté de théologie et diplômé en
sociologie par l’Université américaine). Ce fut le premier
bureau du service social dans l’Église copte.
Se reporter à l'Annexe 1 pour plus de détails
sur cette périodes avec des témoignages divers:
cliquer
ici
Le retour au Deir Anba Samuel
(20
juillet 1956)
Ces évènements attirèrent
l’attention de l’épiscopat sur l’éventualité de ma
candidature au patriarcat, pour succéder à Youssab II. Sans
que je sache pourquoi, je vis les choses tourner rapidement
contre moi. Je vivais pourtant dans ma grotte. À la demande
de l’évêque supérieur du monastère, j’avais accepté depuis
trois ans de recevoir les confessions des jeunes moines
venus au monastère pour vivre sous ma direction spirituelle.
Et maintenant ces moines venaient à la grotte se plaindre
que l’évêque parlait ouvertement contre moi et les
encourageait à adopter un autre Père spirituel que moi. Je
compris tout. Pour éviter un conflit qui m’aurait
immanquablement éloigné de ma vocation spirituelle, je
décidai de partir pour retourner à mon monastère d’origine,
le Deir Anba Samuel où j’ai commencé ma vie monastique.
Je pris mon bâton, mon évangile
et ma croix (mais je laissai ma bibliothèque privée, soit
deux cents volumes rares et de valeur) et après avoir salué
l’évêque du monastère et en avoir reçu l’absolution, je
partis. J’agissais ainsi dans toutes les occasions
semblables. Je quittai le monastère en interdisant
strictement aux moines de me suivre.
J’avais le sentiment d’un oiseau
échappé du piège et s’élançant en battant des ailes dans le
ciel de la liberté. Je pris l’autocar du désert vers le
Caire, dans l’intention de retourner à Deir Anba Samuel.
Mais comme le supérieur de Deir Anba Samuel était le Père
Mina le solitaire (le futur patriarche Cyrille VI), je
descendis d’abord chez lui, dans son église du Vieux Caire.
Au bout de deux heures, je vis la porte s’ouvrir et une
douzaine de moines de mes disciples entrer. J’en fus très
affligé et j’essayai de les convaincre de retourner dans
leur monastère d’origine où ils ont été consacrés moines. Je
leur dis que je voulais vivre seul, que Deir Anba Samuel
était pauvre, qu’il était impossible d’y entretenir tout ce
monde. Mais tous mes raisonnements s’évanouissaient devant
leur enthousiasme : «Nous vivrons avec toi et nous mourrons
avec toi !» C’était en 1956.
[Leur leader était Abouna
Antonios, le futur Shenouda III]
Nous sommes donc tous partis pour
Deir Anba Samuel. Nous commençâmes immédiatement à le
reconstruire, car il était tout délabré et n’avait aucune
cellule en bon état. Mes amis d’Alexandrie, apprenant cela,
m’envoyèrent en 1956 beaucoup d’argent.
Les constructions me coûtèrent
3500 L.E. En deux ans et demi nous avons construit 30
cellules et une salle de bain en pierres taillées et ciment.
Travail dur et ininterrompu.
Trois mois après notre arrivée à
Deir Anba Samuel, le patriarche Youssab II est décédé.
Le second départ de
Deir Anba Samuel
(27
juillet 1960)
Après avoir achevé la
construction des nouvelles cellules, mais avant d’y habiter,
nous fûmes surpris par un évènement inattendu. Le Père Mina
le solitaire avait été élu patriarche5,
car les évêques avaient écarté la candidature du P. Macari
(Anba Samuel) et du P. Antonios (Shenouda III) et ils
avaient ajouté mon nom à ces deux noms dans la liste de ceux
qu’ils appelèrent “les moines universitaires”.
Nous fûmes surpris de recevoir un
télégramme envoyé par le nouveau patriarche au responsable
de Deir Anba Samuel lui signifiant que nous devions quitter
ce monastère.
Le 27 janvier 1960, nous sommes
donc tous partis hâtivement, laissant tout derrière nous,
comme si nous allions commencer une nouvelle vie monastique.
Nouvel exode ! J’ai été rencontrer le patriarche avec
beaucoup de respect et lui ai demandé pourquoi il avait pris
cette mesure ? «Pour que vous viviez à Deir es-Sourian» me
répondit-il. Je lui demandai alors une lettre de
recommandation, mais il préféra envoyer avec nous un
messager.
Nous sommes donc retournés à Deir
es-Sourian le 28 janvier 1960, mais dès le premier jour, je
compris que nous n’étions pas désirés.
Notre séjour ne dura donc pas
plus que 70 jours, au bout desquels nous quittâmes le
monastère – avec un vif sentiment de joie et de liberté –
après avoir reçu la bénédiction de l’évêque supérieur du
monastère, et nous partîmes pour le Caire. (C’était le
samedi de Lazare, 9 avril 1960).
Au
Caire
J’avais fondé en 1958 à Helouan
(dans un des anciens châteaux du Khedive Abbas) une maison
pour la consécration des jeunes au service pastoral. Nous y
sommes descendus6.
Mais après quelques mois, le 10
août 1960, tard dans la nuit, à deux heures du matin, nous
avons été surpris par la visite de deux métropolites : Anba
Benyamin, de Menoufeyya et Anba Mina de Guerga. Ils nous
apportaient une lettre du patriarche nous enjoignant de
quitter le Caire dans les 24 heures, sous peine d’être
excommuniés !
Le même
métropolite nous donne sa bénédiction
Mais, quelques heures plus tard,
à l’aube, Anba Benyamin de Menoufeyya revient et demande à
me voir. Il me confie qu’il était mécontent de cette mesure
prise par le patriarche et me dit : «Dans l’Église je suis
métropolite et j’en connais les Canons. Vous êtes tous
absous et bénis. Là où vous irez, bâtissez un autel et
célébrez la Liturgie et j’en suis responsable devant Dieu et
l’Église». Puis il demanda que nous venions tous devant lui,
il éleva la croix et nous donna à tous l’absolution. Puis il
m’offrit sa croix, ses vêtements liturgiques, une planche
d’autel pour que nous célébrions la Sainte Liturgie, ainsi
que 50 L.E. Il nous accompagna de sa bénédiction et de sa
prière. Puis il alla le même jour en faire part au
patriarche et cela fut l’occasion d’un froid entre eux qui
dura longtemps.
Au Wadi Rayyan
(11
août 1960 – 9 mai 1969)
J’étais pourtant heureux : nouvel
exode ! Je pris donc les moines, le matin suivant et nous
partîmes dans deux voitures Jeep vers le Wadi Rayyan.
J’avais exploré cette vallée durant mes nombreuses
excursions quand j’étais à Deir Anba Samuel. Elle se trouve
à 50 km au nord de celui-ci et à 50 km au sud du Fayyoum.
C’est une vallée déserte qui
s’étend sur 7 km de large et 30 km de long. Il s’y trouve
des sources d’eau légèrement salée, mais potable. Des
palmiers y sont dispersés. Nous y avons creusé plusieurs
grottes éloignées les unes des autres de près d’un demi
kilomètre, et nous y avons vécu une vie de solitude et de
prière. Le Seigneur nous envoyait notre nourriture tous les
deux mois par des caravanes de chameaux, organisées par nos
amis du Caire. Cela dura neuf années entières. Mais la vie
était dure. Ce fut, au plan de mes capacités naturelles, la
période la plus difficile que j’ai vécue :
-
Le
quotidien Al Ahram publia le 17 octobre 1960 7
une déclaration de l’évêque de Deir es-Sourian, selon
laquelle nous étions réduits à l’état laïc, sans avoir
soumis notre cas à aucune instance canonique, ce qui est
contraire au droit canon.
-
Douze
moines sans ressources, dans un lieu très éloigné des
régions habitées, sans route pour s’y rendre. Toute
caravane qui voudrait y aller sans un guide arabe
expérimenté se perdrait et périrait assurément, car le
désert y est trompeur et sauvage, sans haute montagne,
ni signe ni borne qui aide à s’y diriger.
-
Se trouver
responsable de la santé des moines, alors que l’eau est
salée et polluée et que la terre ne laisse pousser
aucune plante, sauf des palmiers et quelques rares
salades, comme les roquettes et les oignons.
-
Une vallée
qui était l’itinéraire des trafiquants d’opium et
d’autres marchandises clandestines apportées de Lybie à
travers les oasis. Notre présence leur paraissait
dangereuse et ils tentèrent trois fois de se débarrasser
de nous en nous fusillant tous, n’était-ce que le chef
de la caravane nous prit en pitié et leur ordonna de ne
pas faire feu.
-
Ma santé ne
put supporter l’eau salée et polluée, ni la violence des
vents de ce lieu. La maladie s’empara de mon corps tout
entier.
-
Il
m’incombait de diriger ce groupe de moines, de les
soustraire au désarroi et au sentiment d’être
injustement traités, de leur communiquer la joie, de les
divertir, de les cultiver, d’imprimer dans leurs âmes
l’amour divin et la passion de l’Évangile, de leur
remonter le moral et de leur procurer ce qui est
nécessaire à la vie, tel que les médicaments, les
légumes et les fruits.
Personnellement, cela fut pour
moi un grand défi que j’ai pu relever quand je me suis
défait de moi-même, de ma faiblesse et de ma maladie. Durant
neuf années, j’ai porté du mieux que j’ai pu la
responsabilité spirituelle et matérielle du groupe. J’ai
appris aux moines à vivre une vie de foi absolue. Wadi
Rayyan est plein de loups, de brigands et d’assassins. Tout
notre groupe a expérimenté la vie solitaire, l’amour divin,
la méditation de l’Évangile et l’étude des Pères de
l’Église.
Tel fut le grand miracle du
Rayyan : neuf années entières vécues dans une vive relation
avec Dieu, dans le détachement de soi, sans aucun secours
humain dans les pires conditions, sans qu’aucun de nous ne
tombe malade au point d’en être empêché de travailler, sans
que nous ne manquions du nécessaire, sans que nous ne
souffrions de la faim, sans qu’aucun malfaiteur ne nous
nuise. Et durant cette période, quatre nouveaux jeunes,
séduits par cette vie dure et dépouillée, se joignirent à
notre groupe monastique au Rayyan.
Nous avons taillé une église dans
le roc. Le samedi soir nous y passions en prière jusqu’à
l’aube la vigile du dimanche. La veillée se terminait par la
messe, la méditation et la louange de Dieu. Nous passions
ensemble la journée du dimanche, au cours de laquelle nous
prenions un repas d’agapes, puis chacun de nous retournait à
sa grotte.
Nous célébrions la messe à chaque
occasion liturgique, grâce à l’autorisation et à la
bénédiction que nous a accordées le métropolite Benyamin au
moment où nous partions pour le Wadi Rayyan.
Nous travaillions ensemble à
couper le bois pour la réserve d’hiver, pour le four et les
réchauds à bois, car nous n’employions pas d’autre
combustible. Le travail collectif était réglementé et ne
durait que quelques heures, suivies d’un repas commun avec
lecture. La vie commença rapidement à prendre la forme de
celle des premiers Pères du désert, tant pour l’ascèse, que
pour l’éloignement du monde, la simplicité, l’amour de
l’Évangile et la foi sans limite. Durant ces neuf années,
nous n’avons guère reçu de visiteurs, car la route était
très difficile.
Une chaîne de montagnes limitait
cette vallée au nord, au sud et à l’ouest. Une passe étroite
à l’ouest permettait aux caravanes de se diriger vers
l’oasis de Kharga, en route vers la Lybie. Les cimes des
montagnes étaient surmontées de plateaux sur lesquels on
pouvait marcher. Quand j’étais à Deir Anba Samuel, durant
mes excursions j’aimais y monter et j’y passais la journée à
prier et à méditer, à une hauteur de 140 mètres au-dessus du
reste de la vallée.
Mais dans les conditions
nouvelles créées par les circonstances, cette nature vierge,
sans même la trace de l’intervention de l’homme, donnait une
impression différente de tout ce que j’y avais ressenti
précédemment. La nature semblait désolée et souffrante. Les
montagnes apparaissaient d’une aridité totale. Les aigles et
les vautours tournaient dans le ciel en criant de faim. Tout
le paysage était sinistre et semblait vouloir exprimer une
marche vers le néant. Les sommets rongés des montagnes
ressemblaient à des becs de vautours, et de longues fentes
taillées dans la roche gardaient le souvenir des torrents
violents des temps primordiaux. Les restes des ossements
d’animaux préhistoriques énormes gisaient aux creux des
montagnes, et les restes de squelettes humains se voyaient
dans les cavernes. Elles avaient pu servir à des moines qui
nous y auraient précédés.
Ayant choisi le plus haut de ces
sommets pour m’y reposer, dans ce paysage je méditais sur ma
propre existence. Qui suis-je ? Et qui est Dieu ? Quel est
mon itinéraire ? Ne suis-je pas moi-même comme un de ces
sommets, rongé par le temps, dépouillé de tout ce qui
l’entourait et laissé solitaire, élevé, escarpé ? Une borne
à l’horizon pour ceux qui désirent s’orienter, sans qu’on ne
soupçonne que jamais elle n’a voulu être ainsi, solitaire,
haute, comme une borne ? Contrairement à sa volonté c’est
son entourage qui l’a délaissée.
J’étais hanté par la nostalgie de
rester une simple brebis du troupeau et non un dirigeant ou
un guide. Alors que j’étais si préoccupé de moi-même, sur le
point de mettre en doute ma propre existence, voilà qu’une
voix me vint d’en haut – le ciel était proche ; non sans
raison j’avais été conduit vers la cime ; cela correspondait
sans que je ne m’en doute, à mon aspiration la plus
profonde. Cette voix me faisait comprendre que je ne
m’appartenais pas, que mes ennuis n’étaient pas une sanction
mais un honneur, que cela même était la communion avec Lui,
que j’avais tant demandée dans mes larmes, sans en mesurer
les exigences. Pour la première fois, mes yeux s’ouvraient
et je percevais le sens véritable de la communion avec le
Christ. Je me mettais alors délibérément sous l’égide de la
croix, après maints refus, cris, larmes, supplications et
contestations.
Toutefois, le souci de la
responsabilité m’importunait chaque jour. Cela me pesait sur
le cœur et je ressentais une profonde souffrance dans mon
for intérieur. Je ne pouvais accepter que les autres soient
privés du nécessaire ou qu’ils se sentent coupés de l’Église
sans raison.
Je ne trouvais de consolation que
dans ma relation personnelle avec le Seigneur Jésus. Il me
fit sentir qu’il portait avec moi ce fardeau et qu’il
partageait avec moi cette responsabilité. Il me promit
qu’aucun dommage ne nous atteindrait, qu’aucun de nous ne
tomberait malade et qu’il ne nous délaisserait pas un seul
instant.
Activité
littéraire
Dans ma vie intérieure, l’œuvre
de l’Esprit n’était pas perturbée par les oppositions
accablantes qui me venaient des supérieurs ou des confrères.
Mes écrits gardaient la même profondeur dans les temps
difficiles comme dans les temps paisibles. La période passée
au Wadi Rayyan a été des plus fécondes en écrits spirituels8.
Constatant le manque de
profondeur spirituelle des études religieuses, je résolus
d’étendre le champ de mes écrits aux domaines les plus
variés, pour suppléer à cette insuffisance. Et j’espère que
d’autres viendront continuer ce que j’ai commencé, car je me
sens profondément humilié par la faiblesse de mon Église.
Jusqu’à présent (1978), j’ai
achevé près d’une quarantaine de livres, sans compter les
articles de revue. Tous mes écrits ont pour but de mettre en
lumière les vérités essentielles de la vie spirituelle, de
l’Évangile et de la foi.
Le plus important que j’ai écrit
concerne la croix et ce qu’elle a réalisé, comme événement
majeur de transformation dans l’histoire de la créature
humaine. J’en ai traité surtout au cours d’homélies
prononcées le Vendredi saint. Celles-ci ont été ensuite
publiées sous forme d’articles et de livres. Quant au sujet
qui m’est le plus cher, c’est celui des relations humaines,
dans leurs principes et dans la pratique.
Ma pensée dans ses principes,
tant au plan spirituel qu’au plan théologique, politique ou
littéraire, n’a pas évolué ni changé, mais elle s’est
développée avec le temps sans changement radical.
Lettre du patriarche
Cyrille VI, dans laquelle il ne fait aucun cas de la
prétendue sanction portée contre le Père Matta el
Maskine
[Le 1er février 1966, le Père Matta el
Maskine fut surpris de recevoir au Wadi Rayyan une lettre
provenant du patriarcat. Sur l’enveloppe et sous l’entête de
la lettre, elle portait l’adresse suivante : «Au Révérend et
très pieux Père, le Quommos Matta el Maskine», comme s’il
n’y avait pas eu de réduction à l’état laïc publiée dans les
journaux en 1960. En réalité, cette prétendue sanction n’a
jamais été plus qu’une simple annonce dans le quotidien Al Ahram. Elle ne provenait pas du
patriarche Cyrille VI, ne se fondait sur aucune sentence
synodale, ni sur le jugement d’un tribunal ecclésiastique,
ni même sur une comparution personnelle. Elle était une
simple annonce de l’évêque de Deir es-Sourian, selon le
texte même : «L’évêque de Deir es-Sourian annonce …». Il va
sans dire qu’un tel procédé est contraire au droit canon et
n’a pas de valeur ecclésiale.
Dans cette lettre, le patriarche
demandait au Père Matta el Maskine d’envoyer trois de ses
moines vivre au Deir Anba Samuel. Le Père Matta el Maskine
répondit immédiatement à la sollicitation de Sa Sainteté et
envoya, le 12 février, trois moines au Deir Anba Samuel.
(Cette lettre était conservée par
le regretté Anba Andrawos, évêque de Damiette, qui la
présenta en 1971 au comité des élections patriarcales, comme
preuve qu’aucune sanction ecclésiastique valide n’a atteint
le Père Matta el Maskine et ses disciples entre 1960 et
1969)].
Tentatives
de réconciliation de la part du patriarche
Neuf ans s’étaient écoulés au
Wadi Rayyan, quand le patriarche m’envoya le Père Salib
Sourial qui me fit savoir qu’il demandait à me voir. Il
insista en me disant que le patriarche était malade et
affligé et que, pris de remords, il n’avait pas dormi trois
nuits de suite. J’allai donc rencontrer le patriarche en
compagnie du Père Salib Sourial, curé de Guizeh, et de S.E.
Anba Mikhaïl, évêque d’Assiout et supérieur du monastère de
St-Macaire, qui était disposé à nous accueillir dans son
monastère. Le patriarche me fit des excuses, me demanda de
lui pardonner et de l’absoudre, et lui-même m’accorda le
pardon et l’absolution. Nous célébrâmes ensemble la Sainte
Liturgie en présence de tous les moines du Wadi Rayyan,
venus à la demande du patriarche. C’était la fête de la
naissance de la sainte Vierge Marie, le 9 mai 1969. Le
patriarche changea notre schéma monastique,
c’est-à-dire notre appartenance, de Deir es-Sourian au
monastère de St-Macaire. Il ne vécut pas longtemps après
cela. Atteint d’un infarctus, il s’endormit dans la paix.
Se reporter à l'Annexe 2 pour plus de détails
sur cette périodes avec des témoignages: cliquer
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Au monastère de St-Macaire
(9
mai 1969)
Dès notre arrivée au monastère de
St-Macaire, nous nous sommes senti responsables de sa
restauration, car il se trouvait dans un état pitoyable. On
aurait dit qu’il attendait notre arrivée. Il n’y restait
plus que quelques vieux moines, dont deux étaient aveugles
et un paralytique. Et il ne s’y trouvait aucune chambre
(cellule) habitable.
J’étais au comble de
l’épuisement. J’avais le plus grand besoin de repos, de
calme et de solitude, pour retrouver la santé, la joie
spirituelle et la sérénité. Mais responsable de sauver des
ruines la maison du Seigneur, je me suis oublié moi-même,
j’ai renoncé à ma passion pour la solitude et j'ai commencé
les travaux de restauration du monastère de St-Macaire. Je
m’appuyais sur les moines que le Seigneur envoyait au fur et
à mesure dans la profusion de sa grâce. Leur nombre se monte
actuellement [en 1978] à 80 moines de diverses
spécialisations.
Si un volume de mille pages ne
suffirait pas pour décrire les expériences vraiment
merveilleuses du Wadi Rayyan, il n’en faudrait pas moins
pour décrire ce que nous avons expérimenté durant la
reconstruction du monastère de St-Macaire. Comment Dieu nous
a inspiré les plans d’un monastère exemplaire; comment il
nous a donné au jour le jour la capacité d’organiser les
travaux. Du matin au soir, je me tenais debout sur mes pieds
malades pour coordonner les diverses opérations et confier
chacune d’elles à un moine spécialisé. Il fallait aussi
prendre en charge l’hébergement des diverses catégories
d’ouvriers: maçons, ouvriers agricoles, charpentiers,
ouvriers du béton, menuisiers, forgerons, plâtriers,
plombiers, etc… près de 450 ouvriers et contremaîtres qu’il
a fallu entretenir durant neuf années complètes.
Mais tout cela n’est rien en
comparaison de la nécessité de financer tous ces travaux,
alors que nous ne possédions rien. Les dépenses quotidiennes
ont commencé par 100 L.E. la première année, puis elles se
sont montées à 200 L.E., puis à 300 L.E. et maintenant (en
1978) elles dépassent les 400 L.E. par jour, rien que pour
les salaires et l’entretien des ouvriers! Tout cela nous est
accordé dans la prière! Jusqu’aujourd’hui [1978] nous avons
dépensé 2.100.000 L.E. sans avoir aucune ressource stable et
sans demander l’aide de personne, sauf de ceux qui nous ont
obligés à les mettre au courant de nos besoins. Nous avons
employé jusqu’à présent 9 000 tonnes de ciment, 1 000 tonnes
d’acier, 800 mètres cubes de bois, et du matériel et des
machines pour 250.000 L.E.
Le centre vital de toutes nos
activités était notre réunion à l’église pour un entretien
spirituel. Cela pouvait durer de deux à quatre heures. Nous
y parlions des principaux thèmes monastiques, bibliques et
patristiques. Ces exposés étaient ensuite publiés sous forme
d’articles ou de plaquettes. Pour les livres les plus
importants, je m’isolais dans une grotte hors du monastère,
durant plusieurs mois, pour achever de les écrire.
À tous les plans la formation des
moines s’effectuait dans le sillage des premiers Pères du
désert, sur la base de l’Évangile et d’une spiritualité
saine et féconde. Je ne manquais pas de m’occuper aussi de
la formation psychologique et humaine de la communauté en
général, et de chacun en particulier dans des entretiens
personnels, soit à l’occasion de la confession ou pour un
simple échange. Les sujets les plus divers, comme la
politique ou les grands événements mondiaux faisaient partie
de ma conversation de tous les jours. Les moines mûrissaient
dans leur pensée et se développaient. Ils parvenaient à se
libérer de défauts hérités d’une éducation familiale
défectueuse, comme la tendance à mépriser les serviteurs et
à rudoyer les ouvriers, et aussi de défauts hérités des
Écoles du dimanche, comme l’étroitesse d’esprit, le
fanatisme et le culte des supérieurs. Le monastère a acquis
ainsi une personnalité qui se distingue par l’ouverture, le
manque de fanatisme et l’amour de tous et chacun sans
exception.
Le travail manuel a reçu sa place
comme élément essentiel de la vie monastique. Le novice
travaille en moyenne trois heures par jour, et après un
temps de probation d’environ une année, après s’être exercé
à pratiquer la prière du cœur pendant le travail, il reçoit
une tâche qui peut lui prendre jusqu’à huit heures par jour.
J’ai introduit le travail comme
un élément essentiel de la formation monastique, car je suis
convaincu qu’il est le moyen idéal de mettre à découvert les
défauts de l’âme. Puis, par le biais des remontrances et des
conseils, le travail lui-même devient le moyen de guérir ces
défauts.
J’ai même acquis la certitude
qu’un travail lourd est le meilleur moyen pour guérir
certaines formes de psychose, comme la dépression, le
scrupule, un début de schizophrénie, une régression mentale.
Ces affections sont répandues à des degrés divers dans
cinquante pour cent de la société égyptienne, mais elles
restent cachées, car l’Égyptien est habile à dissimuler ses
anomalies psychiques.
Le nombre des moines est
actuellement [en 1978] de quatre-vingts moines avec des
compétences diverses. Ils se distinguent par leur grande
ouverture et leur sens de la responsabilité. Parmi eux on
trouve des personnalités rares, telles qu’on en rencontre
peu à chaque génération. Ils se distinguent par leur amour
de Dieu, leur grande pureté, leur vie de prière, leur
humilité, leur charité fraternelle, et la douceur de leur
caractère. Cela attire des centaines de visiteurs.
Toutefois, tous ces moines sont en quelque sorte mis à
l’écart. On ne choisit pas d’évêque parmi eux, on ne les
invite pas dans les congrès et ils ne participent à aucune
activité publique dans l’Église. Mais dans tout cela nous
progressons en maturité, en amour et en dépouillement.
J’ai connu Dieu dans la solitude,
la retraite et la contemplation; et je l’ai connu aussi dans
le travail, l’effort et les relations humaines. Dans le
premier genre de vie, j’échangeais les monnaies terrestres
pour les célestes et j’en retirais un gain considérable.
Dans le second, j’échangeais les monnaies célestes pour les
terrestres et j’ai également obtenu un gain considérable9.
En tout cela, Dieu demeurait devant moi, tel qu’il est,
riche en grâce et magnanime, bienveillant et prompt à
exaucer, transformant toute perte en gain rapide, essuyant
les larmes de nos yeux, de sa main qui, non seulement essuie
les larmes, mais améliore la vision. C’est Lui le Médecin
céleste qui ne soigne pas la maladie en la guérissant, comme
les médecins de la terre, mais en procurant un surcroît de
grâce et de puissance qui nous soulève au-dessus de la
maladie et de la faiblesse qui en résulte. Je suis très
malade, mais en même temps très fort. Je puis, sans
défaillir, remplir les charges les plus dures, comme un
jeune homme.
J’ai connu Dieu: 1. comme une
réalité stable. 2. comme une Vérité éclairante.
-
Je l’ai
connu comme réalité stable derrière toutes les formes,
les apparences et les occupations du vécu quotidien.
C’est cette réalité qui leur confère un sens, une
authenticité, un sérieux au point d’en faire une
obligation. La vie sous sa forme actuelle, malgré toutes
ses contradictions et ses déficiences, reste très belle
et vaut la peine d’être vécue, et il faut la vivre!
-
Je l’ai
connu aussi comme Vérité qui nous fait mépriser le
mensonge, la falsification, les artifices des hommes et
l’insignifiance de leurs pensées; Vérité qui illumine le
cœur et la pensée et l’empêche de défaillir devant la
disparition du vrai de la bouche des supérieurs, des
confrères et des responsables, et devant le culte du
faux comme s’il était lumière. Par cette seule Vérité,
il nous est donné de dépasser les embûches du chemin et
d’acquérir l’assurance de parvenir au terme.
[Ici
finit l’autobiographie du P. Matta el Maskine, écrite en
1978. Nous la faisons suivre par divers témoignages du P.
Matta et d’autres personnes sur les évènements de
1980-1981].
***
Le rôle conciliateur du Père
Matta el Maskine au cours de la crise d’avril 1980
[Paroles du Père Matta el Maskine
au cours d’une interview]
La crise a éclaté subitement avec
la déclaration de l’Église copte en date du 26 mars 1980
qu’elle allait annuler les festivités du jour de Pâques, qui
tombait le 6 avril 1980. Elle annonçait qu’elle refuserait,
pour la première fois au cours de l’histoire, le protocole
selon lequel le chef de l’État envoie des représentants aux
principales églises du Caire, d’Alexandrie et des autres
provinces pour présenter ses vœux aux Coptes. Elle annonçait
que ce refus serait également appliqué dans toutes les
églises coptes de la diaspora. Dans tous les pays du monde,
les ambassadeurs et consuls égyptiens ne seraient pas reçus
dans les églises coptes le jour de Pâques.
Aux yeux des observateurs
politiques, cette mesure représentait un défi personnel
lancé au Président (Sadate), au moment même où il
s’apprêtait à se rendre aux États-Unis pour les pourparlers
au sujet de l’autonomie des Palestiniens.
Des notables coptes m’ont obligé
à intervenir pour dénouer la crise, mais il était trop tard.
J’ai rencontré le Président Sadate le soir du samedi 5
avril, un jour avant son départ pour les États-Unis. Cette
entrevue a eu lieu avec la connaissance et l’approbation de
Sa Sainteté le pape Shenouda (et du Synode réuni au
monastère d’Anba Bishoy), comme une tentative de résoudre la
crise en dernière minute.
Le Président me fit savoir au
cours de cette entrevue qu’il était très contrarié de cette
démarche de l’Église.
[À l’issue de cette entrevue, le
Père Matta el Maskine se rendit au monastère d’Anba Bishoy
(bien que ce fût la nuit de Pâques), pour en faire rapport
au patriarche et aux évêques rassemblés autour de lui et les
supplier de ne pas annuler le protocole propre au jour de
Pâques, mais il ne put les convaincre.]
Puis quelques évêques me
persuadèrent de la nécessité de rencontrer le Président à
son retour pour lui présenter une note proposant la
formation d’un comité parlementaire qui prendrait en charge
les affaires des Coptes et serait l’organe officiel des
relations entre l’Église et l’État. De fait, je l’ai
rencontré, avec l’accord du patriarche et lui ai présenté la
note. Il la reçut et promis de l’étudier.
Mais j’ai compris la gravité des
manifestations qu’avaient préparées certains Coptes des
États-Unis contre le Président Sadate devant la Maison
Blanche et devant l’hôtel où il devait descendre. Le
Président en était au courant dès avant son départ ! Or ce
qu’il savait par avance se réalisa en tous ses détails, et
la Presse en parla. Je l’appris au cours de mon entrevue
avec le Président à son retour et j’ai pu mesurer à quel
point cela l’avait contrarié. Il considérait que l’Église
s’était érigée contre l’État.
Les
événements de septembre 1981
[Sadate voulait arrêter le chef
de l’Église, et le citer en justice. Il avait déclaré cela
dans son discours officiel du 14 mai 1980].
[Relation écrite par le Père
Matta el Maskine en septembre 1981]
J’ai été appelé par le Président
Sadate à le rencontrer.
Il me demanda mon avis à propos
de l’évolution des relations entre l’Église et l’État. J’ai
commencé par proposer qu’il se réconcilie avec le pape
Shenouda III. Il refusa catégoriquement.
J’ai alors proposé comme solution
intermédiaire de former un comité de médiation composé de
quelques évêques, en gardant le patriarche en place. Il
refusa de même catégoriquement.
J’ai ensuite proposé la formation
d’un comité de laïcs coptes, qui prendrait en charge les
relations avec l’État, en laissant l’Église éloignée de ce
domaine. Il refusa cela aussi.
Lorsque je vis qu’il était
irrévocablement décidé à suspendre le patriarche et à
l’écarter, je me suis efforcé d’empêcher que cela ne touche
à son caractère religieux, c’est-à-dire au premier aspect de
son investiture par l’imposition des mains, la prière et
l’invocation du Saint Esprit. Je ne voulais pas que l’Église
soit humiliée et sa tradition outragée, car cela n’est pas
du ressort de l’État.
La nécessité s’est alors imposée
de former un comité provisoire d’évêques qui prennent en
main les charges du patriarche. Le Président me demanda de
proposer leurs noms. D’autres noms de personnes inadéquates
lui avaient été présentés. Pour ma part, j’ai présenté les
noms d’évêques dont je garantissais la sagesse et la
modération.
Je considère ce jour comme étant
le plus sombre de ma vie avec celui où a été annoncée la
déposition du patriarche Youssab II (en 1956). Cela ne s’est
jamais passé dans l’histoire de l’Église que deux
patriarches soient démis et humiliés en une même génération,
à un intervalle de vingt-cinq ans.
Remarque: Le
Président m’avait d’abord demandé, avec beaucoup
d’insistance, d’assumer cette responsabilité mais j’avais
refusé.
[À son retour de cette entrevue,
le Père Matta avait confié à certains de ses disciples qu’il
avait répondu au Président: «Si
vous insistez trop, vous allez me perdre définitivement.
Nulle part vous ne trouverez ma trace».
Témoignages
[Pendant les évènements
douloureux d’avril 1980 et de septembre 1981, le Père Matta
el Maskine informait ses disciples de ses entrevues, tant
avec le patriarche qu’avec le Président Sadate. De ce fait,
nous avons maints détails à ajouter à ce qu’il a lui-même
écrit:
-
Dans son entrevue avec le
Président Sadate (septembre 1981), le Père Matta el
Maskine a protesté contre les décrets d’arrestation et
d’incarcération que le Président s’apprêtait à mettre à
exécution contre les chefs politiques de l’opposition et
quelques chefs religieux, tant musulmans que chrétiens.
Lorsque le Président l’en a informé, le Père Matta el
Maskine l’a supplié d’y renoncer, car, disait-il, «la violence engendre la
violence».
Le président lui a répondu que tout était préparé et que
la décision était irrévocable.
-
Lorsqu’il a
été question des mesures que le Président comptait
prendre contre le patriarche: arrestation, citation en
justice et incrimination, le Père Matta el Maskine lui a
dit: «Monsieur le Président, tout Copte apprend dès son
jeune âge à se prosterner jusqu’à terre devant le chef
de l’Église. Aussi toute atteinte au chef de l’Église
blesse profondément la sensibilité de tous les Coptes. À
ce propos, je voudrais vous supplier, Monsieur le
Président, de ne pas l’appeler dans vos discours
officiels “Shenouda”, mais “Anba Shenouda” ou “le pape
Shenouda” pour ne pas blesser au plus profond la
sensibilité du peuple copte».
-
Il lui dit
aussi: «Vous n’avez pas le droit de “déposer” le
patriarche, car il reste patriarche de l’Église durant
toute sa vie». En effet, le Président n’employa pas le
terme de “déposition” dans son discours, mais il retira
seulement le décret par lequel, en tant que Président de
la République, il avait ratifié la nomination du
patriarche. Le patriarche ne fut pas incarcéré, comme
les autres personnes atteintes par les décrets de
septembre 1981, mais il resta dans son monastère avec
tout l’honneur qui lui est dû, et auquel tiennent tous
les Coptes et même tous les Égyptiens.
Résultat
de l’entrevue du Père Matta el Maskine avec le Président
Sadate,
selon le témoignage de l’unique témoin, M. Osman Ahmed
Osman
M. l’ingénieur Osman Ahmed Osman
(possesseur de la plus grande société d’entreprises en
Égypte et au Proche Orient) a confié à l’un des évêques
(Anba Agathon, évêque d’Ismaïliya) son appréciation de cette
entrevue privée à laquelle il a été seul à assister:
«Félicitations. Le Père Matta el Maskine a réussi à apaiser
la colère du Président Sadate contre l’Église».
C’est cela même que nous a confié
le Père Matta el Maskine à son retour de cette entrevue.]
Épilogue
«Voici que je m'en vais
aujourd'hui par le chemin de toute la terre» (Jos 23,14)
À l’aube du 8 juin 2006, nous a
quittés pour la gloire céleste le père spirituel du
monastère de Saint-Macaire, le Père Matta el Maskine, âgé de
87 ans, au terme d’une courte maladie. Grand spirituel et
écrivain de renom, il a pris en charge le renouveau de la
vie monastique selon l’esprit des premiers Pères du désert
dans quatre monastères: Deir Anba Samuel (1948 - 1950), Deir
es-Sourian, (1950 - 1956), Deir Anba Samuel une seconde fois
(1956 - 1959), puis les grottes du Wadi Rayyan (1960 - 1969)
et finalement le monastère de Saint-Macaire (9 mai 1969 – 8
juin 2006).
Par ailleurs, il a promu le
renouveau théologique et spirituel dans l’Église copte. Il a
su allier la profondeur spirituelle d’une expérience
mystique personnelle à l’authenticité d’un retour aux
sources bibliques et patristiques, en en présentant la
synthèse d’une façon accessible à l’homme contemporain. De
cette façon, il a enrichi des générations entières par un
enseignement spirituel et doctrinal basé sur la Parole de
Dieu et la Tradition patristique orthodoxe. Il a ouvert au
lecteur contemporain de nouveaux horizons spirituels et a
déposé au fond de son cœur les notions et les expériences
vitales du christianisme. Tout cela était soutenu par sa vie
personnelle qui témoignait de l’authenticité de son
enseignement propagé à travers toute l’Église, tant en
Égypte qu’à l’extérieur.
Après quatre semaines passées à
l’hôpital, il est décédé à 1 h 30 du matin, le jeudi 8 juin
2006. Son corps a été immédiatement transporté au monastère
de St-Macaire, où il est arrivé à 5 heures du matin. La
communauté des moines l’y attendait à l’Église en priant la
psalmodie. Après avoir célébré la Sainte Liturgie et
l’office des défunts, les moines se sont avancés, chacun à
son tour, vers le corps de leur père vénéré pour lui donner
le dernier baiser et en recevoir la bénédiction. Puis ils
l’ont porté en procession autour de l’autel et dans l’église
en chantant l’hymne de la Résurrection et de l’Ascension :
«Le Christ est ressuscité des morts, est monté aux cieux et
a siégé à la droite de son Père dans les cieux». Puis la
procession s’est dirigée à travers le désert, pour déposer
le corps dans une cavité préparée à cet effet dans la roche,
quatre ans avant sa mort, à la demande du défunt.
Que sa prière et son intercession
soient avec nous et avec l’Église entière.
Et que toutes les générations
jouissent de l’immense héritage spirituel qu’a laissé le
Père Matta el Maskine, tant par sa vie personnelle que par
son enseignement écrit et par ses homélies enregistrées. Que
vienne y puiser quiconque désire s’avancer vers la vie
éternelle, pour la gloire du saint nom de Dieu.
Plaque
commémorative
***
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